Un roman sous le patronage de Rabelais

Louis Pergaud, l’auteur de La Guerre des boutons, annonce dès la préface le patronage de Rabelais sur son texte :

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Illustration de Gaston Barret, l’invention du torchecul, Musée Rabelais – La Devinière

Tel qui s’esjouit à lire Rabelais, ce grand et vrai génie français, accueillera, je crois, avec plaisir, ce livre qui, malgré son titre, ne s’adresse ni aux petits enfants, ni aux jeunes pucelles. Foin des pudeurs (toutes verbales) d’un temps châtré qui, sous leur hypocrite manteau, ne fleurent trop souvent que la névrose et le poison ! Et foin aussi des purs latins : je suis un Celte. C’est pourquoi j’ai voulu faire un livre sain, qui fût à la fois gaulois, épique et rabelaisien, un livre où coulât la sève, la vie, l’enthousiasme, et ce rire, ce grand rire joyeux qui devait secouer les tripes de nos pères : beuveurs très illustres ou goutteux très précieux. Aussi n’ai-je point craint l’expression crue, à condition qu’elle fût savoureuse, ni le geste leste, pourvu qu’il fût épique.

(La Guerre des boutons, préface)

Rabelais est donc évoqué plusieurs fois, et même cité et mis en exergue à certains chapitres : le cy n’entrez pas de l’abbaye de Thélème, des extraits du Pantagruel, de Gargantua. (voir le texte du roman en entier ici)

Et un pastiche de la bataille des fouaces

Et puis il y a cet échange d’insultes qui n’est pas sans rappeler la querelle des fouaciers et des bergers qui va lancer la guerre Picrocholine dans Gargantua. Rabelais sert ici de justification pour utiliser ce langage fleuri sans honte aucune :

(Que le lecteur ici ou la lectrice veuille bien me permettre une incidente et un conseil. Le souci de la vérité historique m’oblige à employer un langage qui n’est pas précisément celui des cours ni des salons. Je n’éprouve aucune honte ni aucun scrupule à le restituer, l’exemple de Rabelais, mon maître, m’y autorisant. Toutefois, MM. Fallières ou Bérenger ne pouvant être comparés à François Ier, ni moi à mon illustre modèle, les temps d’ailleurs étant changés, je conseille aux oreilles délicates et aux âmes sensibles de sauter cinq ou six pages. Et j’en reviens à Lebrac : )

– Montre-toi donc, hé grand fendu, cudot, feignant, pourri ! Si t’es pas un lâche, montre-la ta sale gueule de peigne-cul ! va !

– Hé grand’crevure, approche un peu, toi aussi, pour voir ! répliqua l’ennemi.

– C’est l’Aztec des Gués, fit Camus, mais je vois encore Touegueule, et Bancal et Tatti et Migue la Lune : ils sont une chiée.

Ce petit renseignement entendu, le grand Lebrac continua :

– C’est toi hein, merdeux ! qu’as traité les Longevernes de couilles molles. Je te l’ai-t-y fait voir moi, si on est en des couilles molles ! I gn’a fallu tous vos pantets[1] pour effacer ce que j’ai marqué à la porte de vot’église ! C’est pas des foireux comme vous qu’en auraient osé faire autant.

– Approche donc « un peu » « pisque » t’es si malin, grand gueulard, t’as que la gueule… et les gigues[2] pour « t’ensauver » !

– Fais seulement la moitié du chemin, hé ! pattier[3] ! C’est pas passe que ton père tâtait les couilles des vaches[4] sur les champs de foire que t’es devenu riche !

– Et toi donc ! ton bacul où que vous restez est tout crevi[5] d’hypothèques !

– Hypothèque toi-même, traîne-besache[6] ! Quand c’est t’y que tu vas reprendre le fusil de toile de ton grand-père pour aller assommer les portes à coups de « Pater » ?

– C’est pas chez nous comme à Longeverne, où que les poules crèvent de faim en pleine moisson.

– Tant qu’à Velrans c’est les poux qui crèvent sur vos caboches, mais on ne sait pas si c’est de faim ou de poison.

Velri

Pourri

Traîne la Murie

À vau les vies[7]

Ouhe !… ouhe !… ouhe !… fit derrière son chef le chœur des guerriers Longevernes incapable de se dissimuler et de contenir plus longtemps son enthousiasme et sa colère.

L’Aztec des Gués riposta :

Longeverne

Pique merde,

Tâte merde,

Montés sur quatre pieux

Les diabl’ te tir’ à eux !

Et le chœur des Velrans applaudit à son tour frénétiquement le général par des Euh ! euh ! prolongés et euphoniques.

Des bordées d’insultes furent jetées de part et d’autre en rafales et en trombes ; puis les deux chefs, également surexcités, après s’être lancé les injures classiques et modernes :

– Enfonceurs de portes ouvertes !

– Étrangleurs de chats par la queue[8] ! etc., ctc., revenant au mode antique, se flanquèrent à la face avec toute la déloyauté coutumière les accusations les plus abracadabrantes et les plus ignobles de leur répertoire :

– Hé ! t’en souviens-tu quand ta mère p… dans le rata pour te faire de la sauce !

– Et toi, quand elle demandait les sacs au châtreur de taureaux pour te les faire bouffer en salade !

– Rappelle-toi donc le jour où ton père disait qu’il aurait plus d’avantage à élever un veau qu’un peut[9] merle comme toi !

– Et toi ? quand ta mère disait qu’elle aimerait mieux faire téter une vache que ta soeur, passe que ça serait au moins pas une putain qu’elle élèverait !

– Ma sœur, ripostait l’autre qui n’en avait pas, elle bat le beurre, quand elle battra la m… tu viendras lécher le bâton ; ou bien : elle est pavée d’ardoises pour que les petits crapauds comme toi n’y puissent pas grimper !

– Attention, prévint Camus, v’là le Touegueule qui lance des pierres avec sa fronde.

Un caillou, en effet, siffla en l’air au-dessus des têtes, auquel des ricanements répondirent, et des grêles de projectiles rayèrent bientôt le ciel de part et d’autre, cependant que le flot écumeux et sans cesse grossissant d’injures salaces continuait de fluctuer du Gros Buisson à la lisière, le répertoire des uns comme des autres étant aussi abondant que richement choisi.

Mais c’était dimanche : les deux partis étaient vêtus de leurs beaux affutiaux et nul, pas plus les chefs que les soldats, ne se souciait d’en compromettre l’ordonnance dans des corps à corps dangereux.

Aussi toute la lutte se borna-t-elle ce jour-là à cet échange de vues, si l’on peut dire, et à ce duel d’artillerie qui ne fit d’ailleurs aucune victime sérieuse, pas plus d’un côté que de l’autre.

Quand le premier coup de la prière sonna à l’église de Velrans, l’Aztec des Gués donna à son armée le signal du retour, non sans avoir lancé aux ennemis, avec une dernière injure et un dernier caillou, cette suprême provocation :

– C’est demain qu’on vous y retrouvera, les couilles molles de Longeverne !

– Tu fous le camp ! hé lâche ! railla Lebrac ; attends un peu, oui, attends à demain, tu verras ce qu’on vous passera, tas de peigne-culs !

Et une dernière bordée de cailloux salua la rentrée des Velrans dans la tranchée du milieu qu’ils suivaient pour le retour.

(La Guerre des boutons, p.43 du fichier pdf)

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[1] Pantets, pans de chemise.

[2] Jambes.

[3] Pattier, marchand de pattes, c’est-à-dire de chiffons, de guenilles.

[4] Authentique.

[5] Couvert.

[6] Besace.

[7] Vies, voies, chemins.

[8] De mon temps on ne parlait pas encore de roulure de capote ni d’échappé de bidet. On a fait des progrès depuis.

[9] Vilain.